Les paywalls et la gruge

Escalade d'un mur
Lukas Prudil (Pixabay)

Je gruge régulièrement des paywalls de médias. Malgré des abonnements à de nombreux titres, par besoin d'accéder aux articles ou envie de soutenir, je me retrouve régulièrement à contourner les protections de certains titres, quand bien même ça me gêne.

Ce constat date mais me semble plus utile à raconter aujourd'hui, surtout après mes recherches de quotidien national auquel m'abonner, le fiasco de ma tentative chez Libé et ma redécouverte de SFR Presse.

Ces médias qui sabotent leurs paywalls

Contourner un paywall n'est pas toujours possible. Bien des médias imposent de s'abonner pour accéder à l'intégralité de leurs articles, comme Arrêt sur images, Gamekult, Le Figaro, Le Monde, Les Jours ou Reflets.

D'autres maintiennent une habitude étrange, le "metered paywall". Ils offrent plusieurs articles chaque mois, souvent en stockant le décompte dans un cookie placé dans le navigateur. Le contournement est très simple : nettoyer ses cookies ou passer par une fenêtre de navigation privée. C'est le cas de Libération ou du New York Times, par exemple.

D'autres, pour bloquer l'accès à leurs articles mais rester ouvert à Google, autorisent uniquement l'accès au contenu si l'internaute vient du moteur de recherche. Il suffit donc de copier le titre et de le coller dans Google pour obtenir l'article. Le Financial Times a choisi ce mode.

Les Échos cumulent les deux : une limite de consultations et un accès gratuit par Google. Donc si toutes les visites mensuelles sont consommées, il suffit de chercher le titre dans Google via une fenêtre de navigation privée pour voir l'article voulu.

Le quotidien propose aussi d'élargir cette consultation gratuite en créant un compte, censé être un pas vers l'abonnement.

Il y a quelques années, Le Monde masquait le contenu de l'article dans la page mais le chargeait bien. Il suffisait donc de chercher rapidement dans son code pour en obtenir l'intégralité. Pourquoi ? Pour Google, sûrement.

Ce sont des failles volontaires pour maintenir leur référencement ou leur attractivité sur les réseaux sociaux, dans l'espoir que cette dose gratuite incite à l'abonnement.

Le problème est que ces méthodes sont extrêmement simples d'utilisation, pour n'importe qui, même sans grandes connaissances techniques. Ce sabotage consenti limite l'intérêt de s'abonner.

La navigation privée, qui ne tient pas compte des cookies du navigateur et vide les siens à chaque fermeture de fenêtre, devient donc la meilleure amie du tricheur.

Je ne peux nier cette gruge quotidienne. Nombre de journalistes en sont aussi coupables, malgré la quantité de médias auxquels eux ou leurs employeurs sont abonnés.

La petite porte des outils de sauvegarde

Une voie moins connue passe par les outils de sauvegardes d'articles. Pocket et wallabag (auquel je suis accro) permettent de sauver le contenu de la page. Ils outrepassent donc certains "murs" purement visuels, en un clic via leur extension pour navigateur. Particulièrement pratique pour le Financial Times ou Les Échos.

Wallabag

Il y a encore quelques mois, Le Monde était vulnérable à une bizarrerie. En prenant l'adresse d'un article, puis en remplaçant le "www" par "abonnes", wallabag récupérait le contenu complet sans plus de procès. Le service accédait au site pour abonnés plutôt qu'au public, ce qui suffisait à obtenir l'article. La faille a été bouchée peu avant la nouvelle version, arrivée il y a quelques semaines.

Le Parisien et Ouest-France vont plus loin, en bloquant le principal serveur wallabag (wallabag.it), même sur des articles gratuits. Une attitude dommage pour l'archivage, l'un des principaux intérêts du service.

D'autres empêchent involontairement cette récupération pour des raisons techniques, comme Arrêt sur images. La nouvelle version complique beaucoup le travail des développeurs de wallabag.

Le partage sauvage

Ce contournement individuel, même avec tous les prétextes, est un problème. Il est pourtant moins grave que le partage, désormais usuel, sur des plateformes tierces. Depuis les débuts du peer-to-peer, les versions PDF des journaux circulent, rendant certains éditeurs particulièrement paranos sur la sécurité de leur précieuse édition canonique.

D'autres voies se sont aussi développées. Celle que je vois le plus est le forum français de Reddit, où les articles paywall sont identifiés et quasi systématiquement partagés en commentaire.

Les modérateurs recommandent de leur préférer les articles gratuits. Pourtant, la chose avait suscité un large débat il y a trois mois, entre partisans du commentaire avec article complet, d'un résumé éditorialisée (avec biais, donc) et du respect strict du paywall.

Même si je comprends l'intention, ce genre de partage massif est à éviter selon moi, surtout quand nombre de médias disposent de fonctions de partage propres pour fournir un article à un ami... Voire libèrent des articles sur demande des internautes ou après un certain temps.

Les offres illimitées, cages dorées à bas coût

Même si la pratique est peu éthique, elle n'est pas la principale menace pour les abonnements individuels. Un cas le montre avec clarté, celui de Libération. Je sais, je m'acharne.

Après ma double mésaventure avec eux, j'ai hésité à tenter un troisième abonnement, voire à carrément passer au Figaro. Pourquoi ? Côté gauche, pour l'actualité générale, médias (les excellents articles de Jérôme Lefilliâtre) et technologies (Amaelle Guiton et Pierre Alonso, surtout). Côté droite, pour son excellente section Tech-Médias (dont Chloé Woitier, Lucie Ronfaut et Elisa Braun).

Libé coûte 8 euros par mois (après le prix de lancement à 6 euros), Le Figaro 9,99 euros. En cumulant les deux, on arrive à 17,99 euros par mois.

Puis, l'épiphanie. SFR Presse, au même propriétaire de Libé, fournit les deux titres (et des dizaines d'autres) pour 10 euros par mois. Pire : il a même proposé une offre à 80 euros annuels (6,60 euros par mois), moins chère que le seul abonnement à Libé.

Absurde ? Oui, d'autant plus que SFR Presse annule l'intérêt de ces offres individuelles. Le service permet de consulter le flux d'actualité web des médias concernés, ainsi que les articles de leurs éditions papier.

SFR Presse

On y perd quelques maigres avantages, comme la suppression du paywall et des publicités sur les sites des journaux concernés ou des fonctions spécifiques. Sauf qu'on s'en fiche.

On peut déjà contourner facilement une partie des paywalls en question et une large part des internautes bloquent déjà la publicité. SFR Presse intègre même une fonction "À lire plus tard", absente de certains sites de presse.

Surtout, les services à la SFR Presse (comme ePresse et LeKiosk illimités) s'adressent aux deux grands publics des médias en ligne :

  • Les internautes surtout intéressés par les articles en continu
  • Les ex-lecteurs papier préférant l'édition quotidienne complète, en avance sur la diffusion physique

Dans ces conditions, même avec quelques petites fonctions propres aux sites, comment justifier un abonnement individuel plus cher ? Même les notifications, le nerf de la guerre pour la visibilité sur smartphones, sont gratuites. L'abonnement à chaque média devient donc un simple soutien de principe au titre, sans en tirer de vraie plus-value.

Le Monde l'a bien compris, réservant encore ses contenus à ses propres abonnés. Le média de référence est sûrement le plus protecteur du travail de ses journalistes, passant même peu à peu derrière un mur des rubriques jusqu'ici gratuites (comme Les Décodeurs et Pixels).

Ce mouvement renforce l'idée que la concurrence brade ses contenus. D'une part en trouant leurs propres paywalls, dans l'espoir d'être encore visibles sur les moteurs de recherche et réseaux sociaux, donc de tirer sur une corde publicitaire déjà extrêmement usée. D'autre part, en les envoyant sur des plateformes aux revenus sûrement bien plus faibles qu'un abonnement à chaque média.

Il reste que pour le lecteur, ces offres illimitées sont une aubaine. Avec un sérieux revers : ils sont enfermés dans des services sans la flexibilité des sites des médias. Exit le partage des liens vers le site, exit les flux RSS pour suivre comme on veut son actualité, exit la hiérarchie minutieuse de chaque média. Le web y perd.